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"La différence entre l'érotisme et la pornographie c'est la lumière". Bruce LaBruce
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mercredi 2 juin 2010

Louise Bourgeois est morte




Louise Bourgeois avec sa "fillette" sous le bras. Photo Robert Mapplethorpe, 1982



Née en France en 1911 et vivant à New York depuis 1938, Louise Bourgeois est une des artistes majeures de la seconde moitié du 20e siècle et du début du 21e. Traversant le Surréalisme, l’Expressionnisme abstrait, le Minimalisme, son œuvre, oscillant entre géométrie abstraite et réalité organique, échappe à toute classification artistique.

Basée sur la mémoire, l’émotion, la réactivation des souvenirs d’enfance, elle obéit à une logique subjective, usant de tous les matériaux et de toutes les formes. Le langage personnel et entièrement autobiographique de Louise Bourgeois rejoint les pratiques les plus contemporaines, et exerce son influence sur de nombreux artistes.


Arch of Hysteria 1993



Sculpteur, Louise Bourgeois garde néanmoins son attachement à l’image, peinte, gravée, dessinée, par laquelle elle a commencé. Le dessin sera pour elle une pratique constante, une sorte de carnet intime où elle note ses « pensées plumes » comme elle les appelle, idées visuelles qu’elle attrape au vol en les fixant sur les supports les plus variés. Ces idées visuelles peuvent donner ou non naissance à des sculptures. Par le dessin elle décante ses souvenirs complexes et les images du passé qui émergent à la conscience suscitées par des émotions intenses. L’art et la vie étant pour elle indissociables, on peut comprendre l’importance du dessin si on se réfère à l’enfance de l’artiste.

Louise Bourgeois passe son enfance à Choisy-le-Roi où ses parents tiennent un atelier de restauration de tapisseries anciennes. À partir de onze ans, Louise est associée au travail de dessin des motifs. Le fil qui restaure sera métaphoriquement assimilé au trait dans le dessin. Comme le souligne Marie-Laure Bernadac, dans son ouvrage : Louise Bourgeois, La création contemporaine (Flammarion, 2006, première édition, 1995), les premiers dessins automatiques sont associés aux scènes primitives de l’enfance, naissance, maternité. Moins immédiate, la peinture n’en est pas pour autant une des expressions privilégiées de l’artiste jusqu’à la fin des années quarante.

Au début des années trente, Louise Bourgeois fréquente l’Ecole des beaux-arts et diverses académies, parmi lesquelles la Grande Chaumière, elle a comme professeur Fernand Léger qui décèle sa vocation de sculpteur. « La peinture n’existe pas pour moi », affirme l’artiste, se disant plutôt attirée par « l’aspect physique de la sculpture » qui, seule, lui permet l’abréaction des affects que recherche sa démarche artistique, la libération et le dépassement de la peur par la mise en forme de l’affect.

En 1938, elle rencontre l’historien d’art Robert Goldwater qu’elle épouse et part vivre aux Etats-Unis. Lors de sa première exposition personnelle en 1945 à New York elle présente douze peintures. En 1947 apparaît dans le dessin et la peinture un des thèmes majeurs de son œuvre : la femme-maison.

Ce n’est qu’en 1947 que Louise Bourgeois aborde la sculpture avec des figures totémiques en bois. Ces figures, qu’elle appellera plus tard « personnages », sont des entités qui lui permettent « d’exorciser le mal du pays » qu’elle avait eu en quittant la France et des personnes de sa famille.



Quarantania I, 1947-1953


Dès les débuts des années 1960, Louise Bourgeois quitte la verticalité et la rigidité du bois et travaille avec des matériaux souples. La liquidité du plâtre l’attire ainsi que le latex qui lui inspirera des œuvres biomorphiques ou ayant pour sujet le refuge, le nid. C’est aussi la période d’un grand nombre de travaux impliquant des fragments du corps, souvent des parties sexuelles.

Jouant sur le contraste ironique entre le titre et l’œuvre, Fillette représente un pénis. L’artiste, se fait photographier par Robert Mapplethorpe en train de bercer la sculpture et de regarder d’un œil malin le spectateur. Fillette est ainsi devenue l’emblème de son œuvre, une œuvre qui veut garder floues les frontières entre les identités et les choses.

La forme du pénis revient souvent dans sa création, elle est surdéterminée de sens. Ce sens est d’abord érotique, puisque à la base de tout il y a, pour l’artiste, la pulsion sexuelle et sa sublimation dans l’art. Mais dans son regard malicieux, l’artiste-fillette-espiègle s’identifie au phallus qu’elle porte dans les bras, et qu’elle incite à lire, toujours avec ironie, en termes féminins.

En effet si l’œuvre a la forme évidente d’un pénis, elle n’en est pas moins une sorte de personnage gauche, avec une couverture qui le protège, féminin, enfantin et masculin à la fois. L’ambivalence féminin-masculin, se retrouve aussi dans le choix des matériaux, le plâtre dur et le latex souple qui le recouvre.


Fillette 1968


C’est tout d’abord l’ambiguïté plastique propre à l’œuvre qui permettra la transformation, le passage d’une forme à l’autre et d’un sens à l’autre. « En perpétuelle métamorphose, les formes de Louise Bourgeois inventorient les permutations apparemment inépuisables des oppositions sexuelles (…) », souligne R. Storr (in Art Press, n°175, art. cit.) en accentuant la connotation souvent érotique de son travail. Si Fillette était pénis et petite fille à la fois, le pénis affaissé de Sleep (1967) souligne la féminité des hommes, par l’analogie formelle que l’œuvre entretient avec les seins de la femme.


SleepII, 1967


Les années soixante sont pour Louise Bourgeois des années de maturité où elle expérimente diverses formes et matériaux. Le plâtre, le latex, le caoutchouc, le bronze, le marbre se succèdent. Après son séjour en Italie à Pietrasanta où elle se rend pour travailler le marbre, elle l’utilisera fréquemment. Ce matériau résistant donne l’illusion de la douceur de la peau.

Dans Cumul I, plus rien ne semble tenir en place et chaque forme vouée au changement perpétuel. Cumul fait partie d’une série qui fait référence au nuage, élément changeant par excellence, et plus précisément aux nuages ronds appelés Cumulus. « Ce sont des nuages, une formation de nuages. Moi je n’y vois pas de formes sexuelles », affirme-t-elle. Le point de départ de ces formes est la sculpture en forme de phallus flasque, Sleep II de 1967.

Ici, l’effervescence de formes rondes et blanches semble sortir d’un voile aux nombreux plis, drapé baroque renvoyant au Bernin (1598-1680), le grand sculpteur baroque qui avait impressionné l’artiste. Au-delà de la référence usuelle aux seins ou au sexe masculin, certaines de ces formes rondes semblent évoquer la tête d’une religieuse dont le visage émergerait - tel celui de Sainte-Thérèse dans la sculpture du Bernin à Rome (La Transverbération de Sainte-Thérèse, 1652, Eglise Sainte-Marie de la Victoire) - d’un voile qui se perd en de multiples plis.


Cumul I, 1969


Dans la même année que Fillette, Louise Bourgeois réalise d’autres œuvres suspendues qui sont des parties du corps humain à consonance sexuelle. Il s’agit d’une série de quatre sculptures de forme phallique, au titre évocateur de Janus parmi lesquelles Janus fleuri. Comme l’indique la référence à l’antique divinité latine, Janus, était le dieu à double visage, l’un tourné vers le passé et l’autre vers le futur, divinité des portes (janua), celles de son temple étaient fermées en temps de paix et ouvertes en temps de guerre.

Tout s’ouvre ou se ferme selon sa volonté. C’est le côté bipolaire qui fascine l’artiste dans le choix du titre. « Janus fait référence à la polarité qui nous habite (…) la polarité dont je fais référence est une pulsion vers la violence extrême et la révolte (…) et le retrait », écrit l’artiste qui y voit aussi « un double masque facial, deux seins, deux genoux.»

L’œuvre, en bronze, représente deux pénis flasques réunis par un élément central à la limite de l’informe qui évoque la fente et la toison féminine. C’est cet élément de jonction, dont la matière exubérante se répand sans limites précises sur les deux autres parties au fini impeccable, qui distingue l’œuvre au sein de la série, l’adjectif « fleuri » renvoyant par métaphore visuelle au sexe féminin comme efflorescence. Masculin et féminin se trouvent encore une fois réunis dans cette œuvre aux deux visages où, par un ultérieur glissement formel, le pénis se fait sein.


Janus fleuri, 1968





Janus in Leather Jacket, 1968


Les années 90 voient aussi l’apparition d’une nouvelle figure qui deviendra obsédante dans le travail de l’artiste, celle d’une immense araignée qu’elle identifie à sa mère. Si, avec le père, homme immature et volage, l’artiste a toujours eu une relation ambiguë, allant jusqu’au rejet, sa mère, rationnelle et rassurante, est pour Louise une amie. Elle la perdra à vingt et un ans. Quelques jours après, devant son père qui ne semblait pas prendre au sérieux le désespoir de sa fille, elle se jeta dans la Bièvre, il la sauvera à la nage.

La série d’Araignées consacrée à sa mère est, comme d’habitude, accompagnée de dessins et de textes. L’écriture prolonge chez l’artiste le travail du trait, du trait comme fil qui se fera trame, trame textuelle, qu’elle a alimentée depuis son plus jeune âge. Précise, lucide et poétique à la fois, l’écriture de Louise Bourgeois rend compte de tous les thèmes et obsessions caractéristiques de son travail, sans pour cela porter atteinte au caractère poignant de l’œuvre plastique qui prend toujours le spectateur de surprise.

Dessin, écriture et sculpture sont pour elle des pratiques intimement associées.Sur un dessin elle a écrit : « L’Amie (l’araignée, pourquoi l’araignée ?). Parce que ma meilleure amie était ma mère et qu’elle était aussi intelligente, patiente, propre et utile, raisonnable, indispensable, qu’une araignée. Elle pouvait se défendre elle-même » (cité par Marie-Laure Bernadac, in Louise Bourgeois, op. cit. p.149). L’araignée qui tisse sa toile est associée à la mère et à son travail de réparation de tapisseries.


Louise Bourgeois with Spider IV in 1996 Photo Peter Bellamy





Spider Couple



Comme toujours néanmoins, l’araignée énorme que Louise Bourgeois réalise depuis 1994 sous différentes formes et mises en scène, reste une figure ambivalente. Si pour l’artiste elle est bénéfique, elle n’ignore pas qu’elle peut assumer le rôle d’un objet phobique et devenir métaphore de la femme qui attend dans sa toile les victimes masculines prises au piège pour les dévorer.

Le thème mythologique des Trois Parques qui filent le destin, ou d’Arachné, jeune fille grecque experte en l’art du tissage et transformée par Athéna qui en est jalouse en araignée, se rattachent au caractère symbolique de la représentation de l’insecte. Bourgeois en donne plusieurs versions dont certaines terrifiantes.
Avec Spider de 1997, elle met en scène à la fois l’araignée et son ouvrage. En effet cette version s’accompagne d’une cellule en forme cylindrique grillagée, à l’intérieur de laquelle on perçoit des fragments de tapisserie ancienne. La lumière jaunâtre qui illumine cette scène nocturne n’a rien de rassurant.

Devant ces immenses présences qui incarnent, malgré la dimension positive qui les rattache à la mère, des peurs enfantines et inconscientes, l’œuvre d’art a ici son rôle premier chez Bourgeois de rejouer les peurs pour les exorciser et de transformer l’angoisse en plaisir.


Spider, 1997



Comme Freud devant Michel-Ange, Louise Bourgeois appelle aussi son spectateur à revivre les anciennes peurs liées aux fureurs des figures parentales et, grâce à la sublimation artistique, à jouir de la transformation de l’angoisse ancienne en présent plaisir esthétique. Son œuvre, s’intéressant à ces moments émotifs qui constituent la trame de l’esthétique entendue au sens large de science qui s’intéresse aux qualités de notre sensibilité, touche à ce que Freud appelle Das Unheimliche, L’Inquiétante étrangeté.

source:Margherita LEONI-FIGINI,au centre Pompidou

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